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Ilyan et le cercle de la destinée



CHAPITRE 1

— Orluin ! Arrête ! C’est bon, je suis réveillé.
Mon chien, un berger de montagne presque entièrement blanc, avait la manie de fourrer son museau dans mon cou dès le lever du jour… et je détestais ça ! Enfin, je faisais semblant de râler. Il faut dire qu’ensuite, il sautait sur le lit et m’écrasait de son poids en me léchant, jusqu’à ce que je cède et le couvre de caresses, preuves que je ne dormais plus. Il agissait ainsi chaque matin, quelques minutes avant l’arrivée du serviteur qui m’apportait mon déjeuner. C’était sa façon de me saluer. Après, il n’avait plus le temps. La porte à peine ouverte, il se sauvait.
Pour lui, aujourd’hui était un jour comme les autres mais, moi, j’allais fêter mes treize ans. J’étais partagé entre bonheur à l’idée des cadeaux, bien sûr, et angoisse. Ce soir, notre seigneur, demeuré sans enfants vivants, suite aux combats qui opposaient Français et Anglais[1], me déclarerait officiellement son héritier. J’étais son neveu, fils unique de sa sœur et de son meilleur ami tué sur un champ de bataille.
Je craignais que ma vie soit, à partir de demain, rythmée par les leçons de politique, de bienséance et de protocole. Des d’heures en perspective... à mourir d’ennui ! Mon précepteur avait bien essayé de me donner une vision idéale de mon avenir en tant qu’héritier d’un si « maaagnifique » fief dans les montagnes ardéchoises, mais ses arguments étaient tombés à plat. Je m’amusais de la conviction du brave homme en la supériorité du territoire qu’il me reviendrait de diriger un jour.
Je n’étais pas naïf au point d’ignorer qu’il ne s’agissait que d’une petite seigneurie à peine prospère et suffisamment isolée pour n’être convoitée par personne. Je n’aimerais pas qu’on en dise du mal, j’adorais mes montagnes, mais je ne me faisais aucune illusion : à la cour du roi Jean[2], loin d’ici, rares devaient être ceux qui en connaissaient l’existence.
Ce rôle de futur comte, observé par la noblesse formant l’entourage de mon oncle, ne m’emballait pas du tout. Plus question de courir partout, de m’amuser, de faire des farces. J’entendais déjà les soupirs du chambellan et sa voix basse me rappeler à l’ordre : « un peu de tenue, de la dignité, du sérieux… Pensez au prestige de votre futur rang ! Venez dans mon bureau, je vous rappellerai vos obligations. » Combien de fois avais-je réussi à me soustraire à ces convocations ? Aucune ! Il n’hésitait pas à demander aux gardes de me trouver et de m’amener à lui.
À partir de maintenant, il me faudra le rejoindre chaque jour pour travailler à ma future position de seigneur du comté. Un frisson me parcourut à cette vision. Comment pourrai-je supporter ce bonhomme à longueur de temps ? Rien que sa vue me faisait froncer le nez de dégoût : grand, voûté, tout en os, avec des yeux si noirs qu’ils effrayaient les plus petits… et beaucoup d’adultes aussi. À vrai dire, tout le monde s’en méfiait.
Comme à son habitude, mon ami d’enfance, Frédrich, entra en coup de vent et me lança, goguenard :
— Alors, tu te décides à sortir de ton lit ! Je vais finir par croire que tes treize ans t’ont transformé en vieille cloche.
D’un bond, je rejetai les draps. Mes cheveux tombèrent sur mon visage. Même eux m’agaçaient. Je soufflai, énervé, sur la mèche qui pendait devant mes yeux. Quand le comte aurait procédé au rituel de la coupe, ces ridicules boucles blondes deviendraient un lointain souvenir. Elles ne me manqueraient pas. Voilà déjà une satisfaction ! Pas très impressionnante, mais agréable tout de même.
— On en reparlera dans trente ans. Quand tu seras énorme à force de manger et que tu ne pourras plus lever tes fesses.
Ma remarque freina Frédrich dans son élan. Il regarda la pomme dans laquelle il s’apprêtait à croquer, fixa son ventre et, après m’avoir fait un clin d’œil, planta ses dents dans le fruit. Je haussai les épaules et simulai un soupir de découragement, avant de me diriger vers le bain chaud, préparé dans la pièce voisine. Louis, le majordome fraîchement nommé à mon service, m’y attendait.
Une fois dans l’eau, je pensai au costume d’apparat prévu pour le banquet de ce soir, en mon honneur. Les hauts-de-chausses,[3] en velours vert foncé, resserrés à la taille par une ceinture ornementée des armoiries de ma famille, me donneraient une allure folle. La chemise de lin d’un blanc éclatant sur laquelle je mettrais un surcot gris et or compléterait l’ensemble à merveille.
Comble du bonheur, j’enfilerais des bottes de cuir souple montant jusqu’aux genoux et pourrais enfin jeter mes brodequins épais. J’imaginais déjà certaines jeunes filles qui m’ignoraient superbement, me détaillant avec des étoiles dans les yeux.
— Arrête de rêver, elles seront tout de même trop vieilles pour toi !
Cette manie de toujours deviner ce que je pensais ! Je lançai un regard noir à Frédrich, appuyé au chambranle de la porte, avant de sortir du bain et m’habiller. Il était temps de rejoindre Sa Seigneurie dans ses appartements. Je tentai de me convaincre que j’étais prêt à affronter mon destin.
— Ben moi, j’vais aux cuisines !
Pour lui comme pour Orluin, c’était une journée comme les autres : celle d’un goinfre. Il aurait pu m’accompagner un bout de chemin ! m’indignai-je. Enfin, s’il n’avait pas eu aussi peur du comte. Et pourquoi ? Parce qu’il avait marché sur le pied de mon oncle quand il tenait encore à peine debout. Ce dernier aurait alors rugi sur lui ; dans sa version, bien sûr !
D’après ma mère, son frère avait à peine émis un léger grognement de surprise, mais le mal était fait. Dès que mon ami voyait la haute silhouette du seigneur des lieux, il fuyait se cacher. Ces pensées amenèrent un sourire à mes lèvres. Même si je m’en voulus un peu pour ça, être mesquin avait au moins un avantage, celui de me détendre.
Dans les couloirs, le changement d’attitude des nobles ne m’échappa pas. D’habitude, ils me traitaient avec indifférence. Hier encore, la plupart n’auraient pas su me désigner parmi les jeunes qui parcouraient le château à longueur de journée. Je les soupçonnai de s’être renseignés pour éviter un impair. L’hypocrisie était en marche. Une boule d’angoisse se reforma au creux de mon estomac vide.
Devant la porte monumentale donnant dans la partie du donjon central réservée au comte, les deux soldats en faction, lances croisées pour en interdire l’accès, me donnèrent envie de faire demi-tour pour rejoindre Frédrich.
Leurs regards fixes et glacés m’impressionnaient, mais pourquoi me laisserais-je intimider ? Je n’avais rien à me reprocher… pour une fois. Une profonde inspiration plus tard, j’avançai, les épaules redressées et la tête haute. Les armes s’écartèrent. J’effectuai un pas en avant et, après un coup d’œil discret aux deux hommes, je tendis la main.
Au moment de toucher la poignée, un gant de fer retint mon geste. Un cri de surprise m’échappa. Figé, je n’osai plus respirer. Le soldat qui m’avait bloqué dans mon élan, desserra ses doigts et haussa un sourcil ironique devant mon mouvement de recul, effrayé. Il frappa trois fois sur le vantail, puis revint à sa position initiale.
Le rouge aux joues, j’étais effondré. Je commençais très mal mon apprentissage de personne raisonnable et sensée. J’avais failli me précipiter dans les appartements seigneuriaux sans même m’annoncer. Où avais-je la tête ? Je devais me reprendre. Ce premier impair aurait sûrement fait le tour du château avant la fin de la matinée. Quel idiot !
Une voix grave m’invita à entrer. J’obéis avec empressement, désireux de me soustraire aux coups d’œil amusés des gardes. Les jambes flageolantes et les paumes moites, je pénétrai dans l’antre de celui que je ne voyais en moyenne qu’une ou deux fois par an. Je me souvins juste à temps de plonger dans une révérence. Vacillant, j’attendis l’ordre de me redresser.
Les battements de mon cœur martelaient mes oreilles d’un bruit assourdissant. Moi, toujours si confiant, je doutais. Que faisais-je ici ? Quelqu’un allait entrer et crier à l’imposteur. Ce n’était pas envisageable autrement. Je ne possédais pas le sérieux d’un futur comte. Personne ne me suivrait, ne donnerait sa vie pour moi. Je n’y croyais pas.
J’étais à deux doigts de m’enfuir quand une main posée sous mon menton me força à relever la tête. L’émotion me submergea face au regard gris vert qui plongea dans le mien. Nous avions les mêmes yeux ! Je ne l’avais jamais remarqué. Ce simple détail me rassura un peu. Nous avions au moins ça en commun.
— Bonjour, mon garçon, me dit mon oncle. Je sais ce que tu ressens. Je suis passé par là, moi aussi.
Incapable de parler, j’émis un grognement qu’il prit, je l’espérai, pour un acquiescement. En fait, je ne voyais pas comment il pouvait comprendre ma situation. Se rendait-il compte de la différence de taille entre nous ? Devoir me tordre le cou en arrière pour le regarder était vraiment désagréable. Je me sentais écrasé, insignifiant... petit, quoi !
Je me ressaisis lorsqu’il s’éloigna, et le suivis. Nous traversâmes l’antichambre[4] pour atteindre son salon. Je restai bouche bée face au mur couvert de parchemins, de manuscrits et de rouleaux que je vis en entrant. Des rayonnages montaient jusqu’au plafond. Ils contenaient à coup sûr des centaines d’ouvrages : des traités de théologie ou de droit côtoyaient des œuvres poétiques, historiques, scientifiques ou médicales. Tant de savoir en un même lieu m’oppressa. 
— Ne t’inquiète pas, personne ne te demandera de les lire, s’amusa mon oncle, devant ma tête. Comme tes prédécesseurs, tu ne retiendras que certains titres pour pouvoir les lancer dans une conversation. Cela suffira amplement.
Vexé d’être ainsi percé à jour, je lui signalai bêtement :
— Il y en a tant, à quoi peuvent-ils servir ?
— Tu le découvriras par toi-même plus tard, si ça t’intéresse. Par contre, évite ceux-là, ce sont les registres de comptes entassés depuis le début de notre dynastie.
Il pensait que j’ouvrirais un jour un de ces ouvrages de ma propre initiative ! C’était mal me connaître. Ce n’était pas près d’arriver.
— Tu n’es pas là aujourd’hui pour ces manuscrits, poursuivit-il.
Ma curiosité mise en éveil, je l’observai tandis qu’il s’arrêtait devant le mur soutenant tous ces scribouillages. D’un geste de la main, il me demanda de venir à ses côtés. Je m’approchai, inquiet de devoir lui faire la lecture.
— Vois-tu ces œuvres d’auteurs illustres ? reprit le comte à voix basse. Elles ne possèdent pas de différence majeure, pourtant, regarde-les bien. Que remarques-tu ?
Pour lui faire plaisir, je détaillai les couvertures des manuscrits, ou plutôt je feignis de me concentrer. Elles ne me révélèrent rien d’extraordinaire. À mes yeux, un texte, aussi précieux soit-il, ne représentait qu’une suite de mots plus ennuyeux les uns que les autres.
Le regard du suzerain pesait sur mes épaules. Il attendait quelque chose de ma part, mais quoi ? Je revins aux reliures. Elles paraissaient anciennes, fragiles, normales et sans intérêt. Je finis par abandonner et me tournai vers lui en cherchant quelque chose d’intelligent à dire. Il me sauva du ridicule en plaçant un doigt en travers de ses lèvres pour m’imposer le silence. Je faillis crier : hourra !
Mais pourquoi tant de mystères ?
Il tendit ensuite la main vers le premier rayonnage pour me montrer un manuscrit plus petit que ceux l’entourant.
— Un psautier[5] copié six siècles plus tôt et offert par le moine dirigeant l’abbaye Saint-Rémi de Sens pour notre hospitalité, m’expliqua mon oncle.
Tout d’abord soulagé de ne pas avoir à parler, je rougis sous l’insinuation. Cet ouvrage était bien moins grand que les autres. Se moquait-il de moi ? Je n’eus pas le temps de m’offusquer davantage. Sans se rendre compte du tumulte qui m’agitait, il posa son index sur une œuvre à la tranche plus épaisse, placée au milieu de la deuxième rangée.
— Un des deux exemplaires de la bible conservés ici. Celui de Saint-Aubin ou Saint-Serge, je ne sais plus !  
La chape de plomb sur mes épaules disparut. Je me redressai en pensant à ma propre maigreur. Quoi que mon oncle tînt à me faire comprendre, cela ne concernait pas mon physique. Je devais cesser de me focaliser dessus. Ma susceptibilité à ce sujet finirait par me jouer un mauvais tour.
Je me concentrai pour découvrir ce que le comte attendait de moi. Aucune idée lumineuse ne me traversa l’esprit.


[1] Guerre de cent ans
[2] Jean 2 dit « le bon »
[3] Pantalons de l’époque / culotte allant jusqu’aux genoux
[4] Pièce où attendaient les personnes nobles désirant parler au seigneur
[5] Recueil de poèmes et chants religieux

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